Nature d’une histoire morte : les écrits d’Anne H.

1991

Nature d’une histoire morte

« Jouer à la femme
Jouer à la mère
Jouer aux quêteux
Jouer aux docteurs
Jouer aux voleurs
Jouer à la guerre

Jouer dans l’eau
Jouer dans la bouette
Jouer dans le sable »

Monique Régimbald-Zeiber, dans Suzanne Paquet, Des bruits et des rumeurs, 1993, opuscule, Montréal: Collectif Contaminations en collaboration avec La centrale galerie Powerhouse, s.p.

Les jeux des enfants sont souvent proches de la détresse des grands. Cette réflexion a été le point de départ de l’installation Nature d’une histoire morte.

Notre jeu, à mon fils et à moi, consistait à faire dériver dans un torrent un petit radeau de notre invention que nous avions fignolé. Nous le regardions se choquer violemment contre les pierres, aller à la dérive, se renverser, s’échouer dans des endroits imprévus et difficiles d’accès. L’enfant riait fort.

La rivière, l’échouage, les lieux hostiles, la mère et l’enfant m’ont ramenée, par tous les détours de l’association, de la mémoire et de l’histoire, aux Filles du Roi, venues s’échouer dans des contrées inhospitalières pour y devenir qui et le devenir de quoi.

De ces femmes « porteuses d’une nation », nous ne connaissons que trop peu. De leur histoire nous ne savons rien que ce que nous lègue l’Histoire, pour ainsi dire RIEN. Nous nous retrouvons aux prises avec la violence du silence qu’entretient l’histoire officielle et la persistance d’une méchante rumeur.

Ce que ce dernier paragraphe révèle, c’est le commencement d’un intérêt soutenu pour l’histoire des femmes qui touchera plusieurs pièces dont Les dessous de l’histoire ainsi que Les écrits d’Anne H.

2003

Les écrits d’Anne H. : couvertures rosâtres

« Ils sont tous là sur le rivage, en attente des bateaux venant de France. Gouverneur, intendants et gentilshommes, endimanchés, empanachés, emplumés et plein de fanfreluches, malgré la chaleur et les maringouins. Quelques religieuses résistent au vent du mieux qu’elles le peuvent dans un grand remuement de voiles, de guimpes, de scapulaires, de cornettes et de barbettes. Des soldats fraîchement licenciés, rasés de frais, selon les ordres reçus, vêtus de chemises propres, écarquillent les yeux jusqu’à voir rouge dans le soleil, en attente de la promesse, en marche vers eux sur le fleuve immense qui miroite au soleil.

En bas, en haut du cap, l’ébauche de la ville plantée dans la sauvagerie de la terre. Tout contre le souffle de la forêt, pleine de cris d’oiseaux et de rumeurs sourdes dans la touffeur de juillet.

Cette fois-ci, il ne s’agit pas seulement de farine et de sucre, de lapins, de coqs et de poules, de vaches et de chevaux, de pichets d’étain et de couteaux à manche de corne, de pièces de drap et d’étamine, d’outils et de coton à fromage, c’est d’une cargaison de filles à marier, aptes à la génération dont il est bel et bien question.

La Nouvelle-France a mauvaise réputation en métropole. On parle d’un lieu d’horreur et des faubourgs de l’enfer. Les paysannes se font tirer l’oreille. Il a fallu avoir recours à la Salpêtrière pour peupler la colonie.

Les voici qui se pressent sur le pont (…..) »

Anne Hébert, Le premier jardin, 1988, Paris : Éditions du Seuil,
p. 95-97.

Je suis d’abord tombée sur le livre Le premier jardin par hasard. J’y ai trouvé des déplacements, des croisements et superpositions d’époques, une attention toute particulière accordée à la langue et à l’histoire. Pourtant, mon travail a d’abord retenu la liste des noms de Filles du Roy. J’ai été bouleversée de constater que je n’en connaissais aucun. Cela a donné lieu à une œuvre qui m’a poussée en dehors de la peinture (photographie, installation, collage) où pour la première fois j’ai tracé des mots, les noms de ces femmes. Avec le recul, je crois pouvoir dire que j’ai alors tenté, à travers des restes d’images, de remonter un chemin qui pourrait bien être celui de la disparition et de l’oubli. Anne Hébert m’a conduite aux archives et aux écrits de Marguerite Bourgeoys, et ainsi Le premier jardin a été à l’origine de cinq œuvres centrales dans mon travail: Nature d’une histoire morte, où j’ai copié les noms trouvés dans Le premier jardin; puis Les écrits d’Anne H: couvertures rosâtres, où j’ai copié du même livre les extraits relatifs à l’histoire des Filles du Roy et leur arrivée, et enfin Les dessous de l’histoire (1-2-3).

« À défaut de paysanne, il faut bien se contenter pour aujourd’hui de ce menu fretin venu de Paris et doté par le Roi de cinquante livres par tête. Si elles savent déjà coudre, tricoter et faire de la dentelle (on leur a appris dans leur refuge de La Salpêtrière, aussi infamant que la Bastille), on verra bien leur figure lorsqu’il faudra faire vêler les vaches et changer la litière.

On distingue très bien maintenant leurs traits dans la lumière. Encadrés de toile blanche et de quelques petits cheveux fous dans le vent. Il y en a de rouges et de tannées par le soleil et l’air marin, d’autres exsangues et squelettiques minées par le mal de mer et la peur. (……)

Les survivantes encore longtemps seront hantées par le roulis et le tangage, tant il est vrai que ce grand brassement de l’océan habite toujours leur corps, de la racine des cheveux à la pointe des orteils. C’est comme une procession de filles ivres qui commencent de venir vers nous sur la passerelle. Leurs belles épaules tendues sous les fichus croisés sur la poitrine ont le mouvement chaloupé des marins en bordée. »

Anne Hébert, Le premier jardin, 1988, Paris : Éditions du Seuil,
p. 95-97.

Série Qu’est-ce que l’on regarde?, 2020
Réalisation : Isabelle Darveau et Geneviève Philippon
Galerie de l’UQAM

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