2003

Les écrits d’Anne H. : couvertures rosâtres

Ils sont tous là sur le rivage, en attente des bateaux venant de France. Gouverneur, intendants et gentilshommes, endimanchés, empanachés, emplumés et plein de fanfreluches, malgré la chaleur et les maringouins. Quelques religieuses résistent au vent du mieux qu’elles le peuvent dans un grand remuement de voiles, de guimpes, de scapulaires, de cornettes et de barbettes. Des soldats fraîchement licenciés, rasés de frais, selon les ordres reçus, vêtus de chemises propres, écarquillent les yeux jusqu’à voir rouge dans le soleil, en attente de la promesse, en marche vers eux sur le fleuve immense qui miroite au soleil.

En bas, en haut du cap, l’ébauche de la ville plantée dans la sauvagerie de la terre. Tout contre le souffle de la forêt, pleine de cris d’oiseaux et de rumeurs sourdes dans la touffeur de juillet.

Cette fois-ci, il ne s’agit pas seulement de farine et de sucre, de lapins, de coqs et de poules, de vaches et de chevaux, de pichets d’étain et de couteaux à manche de corne, de pièces de drap et d’étamine, d’outils et de coton à fromage, c’est d’une cargaison de filles à marier, aptes à la génération dont il est bel et bien question.

La Nouvelle-France a mauvaise réputation en métropole. On parle d’un lieu d’horreur et des faubourgs de l’enfer. Les paysannes se font tirer l’oreille. Il a fallu avoir recours à la Salpêtrière pour peupler la colonie.

Les voici qui se pressent sur le pont (…..)

Anne Hébert, Le premier jardin, 1988, Paris : Éditions du Seuil, p. 95-97

Repriser :
Monique Régimbald-Zeiber en entrevue

Série Qu’est-ce que l’on regarde?, 2020
Réalisation : Isabelle Darveau et Geneviève Philippon
Galerie de l’UQAM

Acrylique sur toile,
5 tableaux de 175 x 101 cm chacun

Collection

Collection d’oeuvres d’art de l’Université du Québec à Montréal
(2010.2.1-5)
Don de l’artiste

Historique d’exposition

2020 – Repriser / Mending, exposition de groupe à la Galerie de l’UQAM, Montréal (18 septembre – 21 novembre), commissariat de l’équipe de la Galerie.

2004 – Le touché de la peintureFrançoise Sullivan, Monique Régimbald-Zeiber et Aïda Kazarian, exposition de groupe à la Galerie de l’UQAM, Montréal (7 mai – 19 juin), commissaire: Louise Déry.

Publication

Louise Déry, L’Image manquante, Carnet 2, 2005, Montréal: Galerie de l’UQAM et Éditions les petits carnets, 95 p.

Je suis d’abord tombée sur le livre Le premier jardin par hasard. J’y ai trouvé des déplacements, des croisements et superpositions d’époques, une attention toute particulière accordée à la langue et à l’histoire. Pourtant, mon travail a d’abord retenu la liste des noms de Filles du Roy. J’ai été bouleversée de constater que je n’en connaissais aucun. Cela a donné lieu à une œuvre qui m’a poussée en dehors de la peinture (photographie, installation, collage) où pour la première fois j’ai tracé des mots, les noms de ces femmes. Avec le recul, je crois pouvoir dire que j’ai alors tenté, à travers des restes d’images, de remonter un chemin qui pourrait bien être celui de la disparition et de l’oubli. Anne Hébert m’a conduite aux archives et aux écrits de Marguerite Bourgeoys, et ainsi Le premier jardin a été à l’origine de cinq œuvres centrales dans mon travail. Nature d’une histoire morte, où j’ai copié les noms trouvés dans Le premier jardinLes écrits d’Anne H: couvertures rosâtres (2003), où j’ai copié les extraits relatifs à l’histoire des Filles du Roy et leur arrivée, dans le même livre; Les dessous de l’histoire: Marguerite B., les écrits et Les dessous de l’histoire (2 et 3).

À défaut de paysanne, il faut bien se contenter pour aujourd’hui de ce menu fretin venu de Paris et doté par le Roi de cinquante livres par tête. Si elles savent déjà coudre, tricoter et faire de la dentelle (on leur a appris dans leur refuge de La Salpêtrière, aussi infamant que la Bastille), on verra bien leur figure lorsqu’il faudra faire vêler les vaches et changer la litière.

On distingue très bien maintenant leurs traits dans la lumière. Encadrés de toile blanche et de quelques petits cheveux fous dans le vent. Il y en a de rouges et de tannées par le soleil et l’air marin, d’autres exsangues et squelettiques minées par le mal de mer et la peur. (……)

Les survivantes encore longtemps seront hantées par le roulis et le tangage, tant il est vrai que ce grand brassement de l’océan habite toujours leur corps, de la racine des cheveux à la pointe des orteils. C’est comme une procession de filles ivres qui commencent de venir vers nous sur la passerelle. Leurs belles épaules tendues sous les fichus croisés sur la poitrine ont le mouvement chaloupé des marins en bordée.

Anne Hébert, Le premier jardin, 1988, Paris : Éditions du Seuil, p. 95-97

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